7 - Dans le noir
Le Pingouin lui apporta son vin de 9h30.
«- Merci Albrand…. »
Le Garde ne demanda pas comment elle connaissait son nom. On lui avait dit que servir l’Empathique amenait toujours quelques surprises.
Pendant qu’elle engloutissait son vin, Albrand tenta de l’observer du coin de l’œil. La médium recluse suscitait toujours un mélange d’admiration et de pitié dans la forteresse des Gérontes. Elle ressemblait à n’importe quelle pauvre fille : la plupart du temps vêtue d’une chemise de nuit informe, les cheveux en bataille, une tendance à l’embonpoint due à l’ingestion de vin tout au long de la journée, l’œil forcément torve.
« - Je vous vois m’observer, Pingouin. Vous vous demandez si en ce moment j’ai une vision… Rassurez vous le vin n’a pas encore fait effet, je ne sais pas à quel âge vous avez cessé de faire pipi au lit. » Elle sourit en voyant l’embarras du Pingouin.
« - Depuis le temps que je suis dans cette chambre, j’ai l’impression d’avoir toujours vécu ici. Les pierres bleues sombres du mur, mon grand lit à baldaquin, la bibliothèque, ces livres et ses papiers… Je ne sais plus depuis combien d’années ces seules choses constituent mon univers.
Vous savez qu’on m’appelle l’Empathique. C’est mon don qui m’a valu cette cage. A toute heure du jour ou de la nuit je ressens ce qui s’est passé, peut se passer, ou se passera. Ca vous tenterait de tout savoir ? »
Il était difficile de discerner une réaction sous le masque d’Albrand. Comme tous les Gardes Impériaux, il était affublé de l’uniforme bicolore : veste et pantalon noirs, chemise blanche à liserés noirs et ce masque qui ne laissait que la bouche à découvert. Ainsi tout le monde dans l’Empire, même les Gérontes Eclairés, utilisait ce surnom de Pingouins pour désigner les Gardes.
« - Vous restez ici pour le bien de l’Empire, Madame, et vous y êtes bien traitée.
- Pour le bien de l’Empire, oui. Le premier à disposer d’un espion qui sait ce qui ne s’est même pas encore passé. Et pour que je fonctionne correctement, on veille à me faire picoler matin, midi et soir. Non ne dites rien c’est inutile. Je suppose que tous les augures sont ainsi traités depuis l’Antiquité. Dire que certains vendraient leur mère pour avoir un dixième de nos dons… Quelle connerie !
Je crois que l’alcool de 9h commence à faire effet… Vous étiez battus comme plâtre étant jeune, mon cher. Et votre oncle roux ne vous voulait pas que du bien, contrairement à ce qu’il essayait de vous faire croire. Mais était-ce une raison pour violer son chat ? »
Albrand le Pingouin comprit pourquoi ses collègues n’aimaient pas servir l’Empathique. Ses yeux étaient cachés par le masque, mais son menton tremblait.
« -Madame, je reviendrai dans 3 heures. N’oubliez pas de remplir votre Lièvre, les Gérontes l’attendent. »
Tous les matins après avoir rêvé et après chaque vision de la journée, l’Empathique devait remplir ces missives que l’on appelait Lièvres. Les Gérontes Eclairés savaient ainsi tout ce qui pouvait se passer dans l’Empire.
L’Empathique s’assit à la petite table de travail qui se trouvait à côté du grand lit aux draps chiffonnés. Elle sourit en rédigeant le Lièvre du matin :
« Planète Tranche. Grand danger venant de deux fonctionnaires d’Empire. Possible révolution. Grands flux de colère, d’amour, d’admiration, d’excitation et de désir de mort. »
L’Empathique se resservit un verre en ricanant.
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